20 de Enero de 2024
[Par : Michel Beaudin]
Les festivités entourant le dernier Noël ont été annulées à Bethléem, en Cisjordanie. Ainsi en ont décidé la ville et les chrétiens palestiniens ─ sauf pour une modeste liturgie par la communauté locale ─ et ce en solidarité avec leurs compatriotes de Gaza où, là aussi, «Rachel pleure ses enfants». Dans une école (comme ici à Ramallah, sur cette photo), on a bien monté une crèche, hautement significative : un enfant palestinien (une poupée) y est déposé entre des pierres calcinées provenant d’une maison détruite par des tirs! C’est qu’en ce tournant de fin 2023-début 2024, se revit en quelque sorte, et possiblement à plus grande échelle, le drame lié à la naissance de Jésus et à ses suites en cette même terre du Proche-Orient. Les analogies ou résonances, tant sur le plan des contextes (d’oppression) que de certains événements et de leur sens, m’ont paru nombreuses entre l’actualité israélo-palestinienne et ce dont témoignent les récits bibliques, aux relents déjà éminemment dramatiques, tragiques même.
En ce temps-là, selon les évangiles, un jeune couple de Galilée devait, sur ordre de l’empereur Auguste, maître de la puissance romaine conquérante, aller se faire inscrire à Bethléem en Judée, ville de l’ancêtre de Joseph, David. L’Empire, en effet, maintenait sous une surveillance constante les populations conquises grâce notamment à une occupation militaire et à un recensement régulier. C’est là que naquit Jésus de façon impromptue dans les difficiles conditions d’une étable attenante à une hôtellerie déjà bondée (Luc 2). Peu après, des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem, en quête du « roi des Juifs qui venait de naître », et dont ils avaient suivi l’astre depuis leur pays. Le féroce roi Hérode régnait alors sur la Palestine, comme subalterne ou sous-traitant juif de l’Empire romain. D’ailleurs, dans l’Amérique latine des années 1960 et 1970, c’était bien par le terme d’«hérodiens» que l’on désignait la classe locale complice des multinationales et des forces impérialistes présentes dans plusieurs pays. Hérode commença à s’inquiéter pour son trône et pour les privilèges qui lui étaient associés, surtout après que les grands-prêtres lui eurent appris que, selon le prophète Michée, c’était bien à Bethléem que devait naître ce chef qui deviendrait le « pasteur du peuple d’Israël » (Mathieu 2, 6).
Les mages finirent par trouver l’enfant à Bethléem, mais avertis des véritables desseins d’Hérode, ils repartirent chez eux par un autre chemin, sans repasser par Jérusalem et aviser celui-ci de leur découverte comme il leur en avait donné la consigne. Joseph et Marie furent bientôt alertés de la menace d’Hérode de faire périr l’enfant et décidèrent aussitôt de prendre le chemin de l’exil vers l’Égypte (Mathieu 7, 12-13). Et, effectivement, furieux d’avoir été berné par les mages, Hérode fit procéder au massacre de tous les enfants de moins de deux ans de la ville Bethléem et de ses environs (Mathieu 2, 16). Comme l’Israël d’aujourd’hui, Hérode n’était pas homme à vouloir partager sa souveraineté avec qui que ce soit, quitte à contredire ce que disaient les Écritures à l’autorité desquelles il avait l’habitude de se référer… à sa façon!
L’évangile rapporte aussi, après le drame, cet oracle du prophète Jérémie : «Dans Rama s’est fait entendre une voix qui sanglote et se lamente beaucoup : c’est Rachel pleurant ses enfants et ne veut pas qu’on la console car ils ne sont plus.» (Mathieu 2, 18) Jadis, donc, Jésus et sa famille furent confrontés à l’obligation d’un déplacement difficile et inopportun (Marie était enceinte) dans une société sous surveillance politique étrangère, à une naissance dans la précarité absolue, à la menace de mise à mort de l’enfant par l’autorité politique juive elle-même, et, conséquemment, à une fuite en exil. Puis survint la tragédie du massacre aveugle et impensable de deux mille enfants, visant à anéantir tout l’espoir et l’avenir d’un peuple à travers la liquidation visée de cet enfant.
Et aujourd’hui, à nouveau, tout un peuple subit quotidiennement, à Bethléem même comme dans toute la Cisjordanie, l’occupation militaire et policière d’un État étranger faite de harcèlements divers, d’arrestations et d’emprisonnements arbitraires (2 600 depuis le 7 octobre), de destruction de ses maisons, de saccage de ses oliveraies, de spoliation de ses terres en faveur de colons israéliens armés s’y établissant illégalement, ainsi que de blocage aux check-points de 160 000 de ses habitants allant habituellement travailler en Israël de l’autre côté du mur, etc. Cette population n’a plus maintenant nulle part où se réfugier et vivre en sécurité.
C’est encore pire, et à une autre échelle, pour 2,4 millions de leurs compatriotes palestiniens, souvent de proches parents, refoulés loin dans un autre territoire, l’exigüe bande de Gaza, une enclave devenue depuis longtemps une « prison à ciel ouvert » et maintenant transformée en « enfer », comme l’en avait déjà menacée le premier ministre israélien Nétanyahou. Depuis des mois, en effet, les Palestiniens de Gaza se voient retirer par leur geôlier, Israël, tous leurs moyens essentiels de subsistance : eau et nourriture (pour lesquelles, entre autres, ils étaient déjà dépendants de l’aide humanitaire à hauteur de 500 camions remorques par jour), électricité et gaz, établissements et soins de santé, abris temporaires, etc. Et, surtout, pour comble, ils font l’objet depuis lors de frappes aériennes (avec des bombes au phosphore ou autres) et de tirs d’obus tout aussi aveugles (réglés souvent pas la seule intelligence artificielle) de la part de l’une des plus puissantes armées du monde, celle d’Israël, appuyée et armée par l’Empire américain, et visant ainsi la destruction de tout pour faciliter ainsi aux troupes terrestres la recherche et l’élimination des membres du Hamas, au pouvoir à Gaza, et l’un des mouvements de résistance à l’oppression maintenant séculaire de l’État hébreu. Israël pourra ainsi continuer de vendre à divers régimes autoritaires à travers le monde ses armements de pointe et ses technologies de surveillance certifiés «testés au combat» (Chris Hedges Report, 17 novembre 2023).
À ce jour, la fureur de ce nouvel « Hérode », appelé Benjamin Nétanyahou, qui refuse à jamais toute forme de souveraineté au peuple palestinien, est en train d’effacer de cette terre ce peuple même, d’appliquer une « solution finale » (ça vous rappelle quelque chose?), et donc proprement génocidaire, au «problème palestinien».
Comme Hérode, Nétanyahou se réfère lui aussi aux Écritures saintes, à la Torah, se réclamant ainsi, perversement et à tort, de la « loi du talion » (Exode 21, 23s; Lévitique 24, 19; Deutéronome 19, 21) ─ une loi qui visait plutôt à freiner ou mettre une limite à la vengeance ─ pour légitimer une «punition collective» à infliger à tout le peuple palestinien pour la rarissime incursion effectuée par le Hamas en territoire israélien, le 7 octobre dernier, afin d’y perpétrer le terrible carnage que l’on connaît contre des civils (1 200 personnes tuées et la prise d’environ 240 otages), et faisant vivre à des Israéliens, pour la première fois à une telle ampleur, ce que subissent depuis si longtemps les Palestiniens. Ainsi, le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) rapporte qu’entre 2008 et septembre 2023, 5 364 Palestiniens furent tués à Gaza, contre 52 Israéliens, des soldats. Mais, cette attaque, hautement condamnable, «ne s’est pas produite en dehors de tout contexte», a osé dire le Secrétaire général des Nations Unis, Antonio Guterrèz, au grand dam d’Israël. Oui, Rachel a aussi pleuré le 7 octobre devant tant d’horreur, mais une question continue de se poser : pourquoi le gouvernement d’Israël, dont le service renseignement, le Mossad, est sans pareil, a-t-il ignoré, selon le New York Times (30 nov. 2023), les multiples signaux (dont 8 200 courriels, selon The Guardian du 23 novembre 2023) l’avertissant jusqu’à un an à l’avance, par exemple dans le document détaillé « Jericho Wall », de l’imminente attaque du 7 octobre, sans se soucier de la sécurité de sa propre population ni des victimes et otages potentiels?
En représailles à ce coup de force qui ne fut pas le début de l’histoire, mais une violence seconde ou de riposte par rapport à la violence première, structurelle et constante exercée par Israël, et faussement appelée « paix » ou « accalmie ─ au fait, jusques à quand les citoyens d’Israël se contenteront-ils d’une telle « paix » et, surtout, de s’y laisser enfermer par leurs dirigeants? ─, le « feu » de Nétanyahou contre Gaza a déjà fait, après trois mois, entre 24 000 et 29 000 morts (en estimant aussi les disparus sous les décombres), et bien au-delà de 60 000 blessés. Plus de 70% des morts sont des femmes et des enfants, au moins 10 000 dans ce dernier cas, dont grand nombre n’ont même plus de mère pour les pleurer. L’armée israélienne a aussi forcé le déplacement (souvent plus d’une fois) de 2 millions de personnes pour avoir l’air de vouloir épargner les civils, soit près de 90% des 2,4 millions habitants de ce territoire pas plus grand que l’Île de Montréal. Simples «dommages collatéraux» qu’un tel massacre de civils innocents? Le pape François refuse cette notion dans un tel cas, et parle plutôt de «terrorisme» et de «crimes de guerre» (AFP, 8 janvier 2024), fruit d’une «folie sans excuses» (France 24, 25 décembre 2023). À Gaza, Nétanyahou et Israël dépassent Hérode!
Mais il y a plus encore. Les pénuries imposées sont aussi en train de renverser les pires prévisions de la catastrophe humanitaire anticipée dès les premiers jours. Selon l’ONU, le 7 janvier dernier, au moins un million de personnes, dont une majorité d’enfants, étaient déjà touchées par une famine en voie d’extension à toute la population. Sans compter aussi les épidémies résultant des conditions d’insalubrité, et le froid sévissant dans les camps où se sont réfugiés les déplacés, parfois eux-mêmes expressément visés par les frappes israéliennes. Comment les enfants qui survivent encore, et souvent mutilés, pourraient-il ne pas rester durablement polytraumatisés? La disproportion ou la démesure de l’opération israélienne actuelle trahit une appréciation différenciée de la valeur des vies humaines en cause, réduisant à presque rien, comme toujours, celle des vies palestiniennes. Même pour certains des alliés occidentaux d’Israël, «cette disproportion change la problématique» (E. Macron). Même des proches des otages s’érigent aussi contre une telle démesure. Assiste-t-on à une guerre d’Israël « contre le Hamas » ou plutôt « contre les Palestiniens », tant à Gaza qu’en Cisjordanie?
À quoi le présent gouvernement d’Israël veut-il en venir en rendant la bande de Gaza «tout simplement inhabitable» et «un lieu de mort et de désespoir», selon l’ONU? Et bientôt peut-être inhabitée, comme l’a proposé le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir (d’extrême droite religieuse), comme «solution» au conflit : une émigration massive à combiner avec une recolonisation israélienne de ce territoire? Quelle incidence aussi la découverte d’immenses réserves de pétrole et de gaz naturel sous Gaza et sous son littoral, ─ et pour lesquelles Israël a déjà donné des permis d’exploration à de grandes compagnies ─, a-t-elle sur l’opération en cours et ses objectifs? Et comment, également, ignorer que l’impopulaire Nétanyahou cherche ici à sauver sa carrière politique tout comme à échapper aux poursuites judiciaires dont il fait présentement l’objet, des motifs pour lesquels il est prêt à tout, y compris le sacrifice de tout un peuple et de ses enfants. Hérode aussi devait avoir de grands intérêts à défendre! Rachel n’a donc pas fini d’être en pleurs à Gaza et en Cisjordanie pour ses enfants, dans lesquels leur bourreau ne peut ou ne veut voir autre chose que de futurs combattants du Hamas.
Mais, au final, ce gouvernement ne cherche-t-il pas «dans le brouillard de la guerre», à réussir, cette fois, l’expulsion de tous les Palestiniens (y compris ceux de Cisjordanie) qui survivront à la présente «guerre», expulsion commencée en 1948 (800 000 personnes, ou 75% de la population) mais jamais terminée, provoquant ainsi une seconde Nakba («catastrophe»)? (Meron Rapoport, «The ‘second Nakba’ government sizes its moment», +972 Magazine, 2 janvier 2024); Richard Falk, «L’objectif final d’Israël est bien plus sinistre qu’un rétablissement de la ‘sécurité’ », Middle East Eye, 6 novembre 2023).
Malgré l’hécatombe actuelle, Nétanyahou promet, en effet, de s’employer encore des semaines et des mois, s’il le faut, à compléter ce grand « nettoyage », se refusant à tout cessez-le-feu, même humanitaire. Par-delà les frappes elles-mêmes, l’anéantissement des Palestiniens promet donc de s’accentuer avec la mortalité qui résultera inévitablement des pénuries soutenues imposées aux habitants de Gaza. Ce sera autant de gagné pour la réalisation du grand rêve sioniste. Par ailleurs, à la lumière de cette présente opération au caractère cataclysmique, l’incursion du 7 octobre apparaît de plus en plus comme le prétexte recherché, sinon provoqué, donnant le feu vert à l’accomplissement d’un tel dessein. Tout cela avec l’appui quasi impassible mais quand même obstinément inconditionnel des États-Unis, demandant d’épargner le plus possible les civils, mais multipliant les vétos à l’ONU contre les résolutions de cessez-le-feu. Ainsi en fut-il, il y a 2 000 ans lorsque l’Empire romain sut appuyer l’injustice des dirigeants juifs contre leur propre peuple et ses enfants. «Hérode a le droit de se défendre», croit-on encore entendre; slogan trompeur repris par tout l’Occident, en phase avec la propagande israélienne.
Décidément, les Grecs avaient raison, comme me l’écrivait mon ami André Myre, bibliste : « les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre »! Tout comme cet autre « boucher », celui du Kremlin, impitoyable pour les enfants de l’Ukraine et ceux d’Alep (Syrie), Hérode et Nétanyahou, ces deux potentats narcissiques et paranoïaques, pantins/acteurs du grand jeu de la géopolitique et de ses bas intérêts de tous ordres, déclinés en structures, institutions et stratégies injustes et criminelles, ne peuvent comprendre l’humanité qui cherche à se faire neuve à travers ses enfants. Dès le 13 octobre 2023, Nétanyahou, par la voix de son ministre de la défense, avait déjà déshumanisé les Palestiniens en les décrétant «animaux humains». Ces trois-là ne peuvent pas non plus comprendre Noël : la joie indicible jaillissant de la venue d’un Dieu prenant humblement chair humaine, non pas celle d’un « roi » ou d’un quelconque autre puissant, mais la chair la plus vulnérable possible, celle d’un enfant, de cet Enfant appelé Jésus, Messager incomparable de la justice et de la paix. Une irruption divine témoignant aussi d’une solidarité sans retour avec l’humanité et, conséquemment, de l’incompressible dignité de celle-ci et de celle de ses enfants. C’est en ce sens que depuis Noël, ce divin Enfant « nous appelle tous », comme le souligne un vieux cantique, afin que Rachel n’ait plus jamais à pleurer (et être consolée) d’autres de ses enfants, quels qu’ils soient!
Dans le passage de la fin 2023 à ce début de 2024, l’inhumanité est en train d’écrire des pages parmi les plus monstrueuses et inédites de son histoire. Nous sommes, certes, sidérés et nous nous sentons impuissants. Mais ne pouvons-nous pas, tout au moins, contribuer chez-nous même à la montée d’une opinion publique internationale d’abord désapprobatrice de la cruauté sans nom et à grande échelle qui sévit actuellement, puis revendicatrice d’un cessez-le-feu immédiat et d’une voie de sortie de cette impasse? Autrement, si nous ne faisions que fermer les yeux ou détourner la tête, ne serait-ce pas renoncer à une part essentielle de notre propre humanité? De même, comment l’avènement de Jésus serait-il encore pour nous l’annonce singulière d’un salut véritable, et quel sens nos vies pourraient-elles y puiser pour espérer une paix juste et durable entre ces deux peuples sémites originaires du Proche-Orient, palestinien et israélien?
Après plus d’un siècle, le conflit entre Israël et la Palestine illustre encore une fois comment le monde tel qu’il va n’arrive pas à sortir de ses vieilles ornières. Les plus puissants, ou les gagnants, asservis à leurs illusoires intérêts, finissent toujours, avec le temps, par paraître avoir raison, tandis que les plus faibles, ou les perdants, semblent invariablement avoir tort, même si les règles du droit international ont pu être constamment bafouées en leur défaveur dans la confrontation en cause. Un tel monde n’est-il pas absolument dépassé, dangereux pour tous, et sans avenir? À quand une ère, pour reprendre la si inspirante promesse biblique de «cieux nouveaux et d’une terre nouvelle», bien familière à Israël, où «le loup et l’agneau pourront paître ensemble» (Isaïe 65, 25)? À la manière dont les enfants musulmans et chrétiens de l’école de Ramallah, d’où provient la photo d’une crèche jointe au présent article, étudient et jouent ensemble, sans aucune discrimination. Pour hâter l’avènement d’un tel monde à travers le dénouement du conflit actuel, ne pouvons-nous pas nous tenir solidairement aux côtés des plus vulnérables pour appeler au respect des résolutions successives des Nations unies les concernant afin que soient rétablis leurs droits historiques fondamentaux, au lieu de nous cantonner dans une fausse neutralité se ramenant finalement, même involontairement, à une forme de complicité et de primauté accordée à la seule règle de la force brute? Peut-être alors les enfants de Gaza, de Cisjordanie et d’Israël pourront-il réapprendre à danser ensemble, sous les yeux ravis de Rachel?
Michel Beaudin, théologien, professeur retraité de l’institut d’études religieuses, Université de Montréal
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